Le phénomène « GameStop » fascine autant qu’il inquiète. Les professionnels de la Bourse, habitués aux raisonnements logiques, à la rigueur mathématique, aux ratios rebutants de valeur d’entreprise sur Ebitda, y voient la confirmation d’une bulle sur les marchés d’actions quand un certain Ryan Cohen, aka « Roaring Kitty » sur YouTube, aka « F*****gdeepvalue » sur le forum « WallStreetBets » sur Reddit « conseille » à ses followers (entre guillemets parce qu’un avertissement en début de vidéo parle de propos « éducatifs », et surtout pas de recommandations d’achat qui pourraient valoir au YouTuber des poursuites judiciaires) d’acheter GameStop, la maison mère de Micromania, qui vend des jeux vidéo et qui, à cause de la crise et des fermetures de boutiques, ne se porte pas très bien financièrement, tout en admettant que « c’est trop dur pour [lui] de donner un objectif de cours. »
Le ciel n’est plus la limite, leur objectif est « la lune ». Le forum « WallStreetBets » baigne en pleine euphorie, on se congratule à coup de mèmes « Stonk » et de super-héros, on se partage les copies d’écran des tableaux de plus-values, appelées des tendies, mot dérivé de tenders, ces parties tendres du poulet comme on en vend chez KFC. Et, franchement, vue l’envolée de GameStop, mais aussi de BlackBerry, d’iRobot qui fabrique des robots aspirateurs, de l’exploitant de salles de ciné AMC Entertainment ou de National Beverage, un fabricant de boissons gazeuses de Floride, on comprend la très forte excitation de ces dizaines de milliers de traders en herbe qui ont gagné, ces derniers jours, beaucoup d’argent – « F*****gdeepvalue » est devenu une légende en transformant un pari initial de 50.000 dollars en une fortune de plus de 20 millions – en misant sur des entreprises qu’ils aiment, dans lesquelles ils se retrouvent, et qui – aussi et surtout – sont parmi les plus mal aimées de Wall Street.
C’est « complètement fou »
GameStop, tout comme les chaînes de magasins Bed Bath & Beyond (équipement de la maison) et Dillard’s (vêtements, cosmétiques, ameublement), figure parmi les cibles favorites de fonds qui, comme Melvin Capital ou Citron Research, vendent des millions de dollars d’actions qu’ils n’ont pas, qu’ils empruntent selon le principe des ventes à découvert, avec l’espoir de voir les actions chuter, et ainsi les racheter à un prix plus faible, les rendre à leur propriétaire en empochant au passage un gros profit. A ce jeu-là, Melvin Capital a souvent gagné, mais pas cette fois. Une horde de petits porteurs, qui passe ses ordres sur l’application de courtage gratuit Robinhood (Robin des Bois en français) a eu la peau du shérif de Nottingham. « Des attaques concertées ont conduit Citadel et Point72, deux des plus grands hedge funds américains, à venir au secours de Melvin et à lui injecter 2,75 milliards de dollars de liquidités » pour sauver le fonds de la banqueroute tant les actions GameStop ont flambé (+1.700% rien que depuis le début de l’année), explique Louis Gave, cofondateur et PDG de la firme de recherche Gavekal Research basée à Hong Kong. « L’obligation des fonds américains de publier leurs positions tous les trimestres a ouvert la voie aux investisseurs rassemblés sur Reddit et d’autres sites pour organiser une série de ‘short squeezes’ », une chasse aux shorts, terme jargonneux de financiers qui désigne des positions vendeuses, dites courtes.
C’est « complètement fou » ce qu’il se passe en ce moment. Jim Reid, stratégiste chez Deutsche Bank à Londres, n’en revient toujours pas. « Des day traders semblent cibler et combattre les shorts institutionnels en ce moment. » Et effectivement, sur Reddit, certains, beaucoup de gamers, revendiquent une rébellion contre l’establishment, contre l’élite de Wall Street, les 1% qui s’enrichissent grâce à la crise. C’est « Occupy Wall Street » en plus malin, version Génération Z. « Ce n’est pas une époque normale et bien que ce truc de r/wallstreetbets soit fascinant à regarder, je ne peux pas m’empêcher de penser que cela a peu de chances de bien se terminer », craint Jim Reid, qui voit dans ce phénomène la confirmation d’une bulle. La seule chose de comparable qu’il ait vu, c’était en 2000, se rappelle-t-il, quand, sur le plateau de trading de la banque pour laquelle il travaille, « presque tout le monde avait dans son portefeuille la société britannique lastminute.com à des prix complètement absurdes. […] Il n’a pas fallu longtemps pour que tout s’effondre. 21 ans plus tard, une nouvelle génération fait des choses encore plus folles. La principale différence est peut-être qu’elle était alors mondiale alors que celle-ci se concentre presque exclusivement aux États-Unis. » L’histoire a quand même traversé l’Atlantique puisque, hier, en Europe, les actions les plus shortées, comme celles des gérants de centres commerciaux Unibail-Rodamco-Westfield et Klépierre, ont connu un rebond fulgurant.
Des paris sur les paris baissiers
« La foule en délire et Internet semblent aller de pair ces jours-ci », constate Andrew Lapthorne, chez Société Générale. « Si Charles Mackay était là, il écrirait un nouveau chapitre de son livre [Délires populaires extraordinaires et la folie des foules]. » Si l’analyste quantitatif ne veut pas « juger de la sagesse des day traders », il rappelle toutefois que « la liquidité et le crédit bon marché est trop souvent le carburant de tels événements, et le moyen le plus simple de calmer l’euphorie est de retirer le bol à punch. » Le « spectacle » ne manque pas de piment, il est certes « intéressant » à regarder, il captive la planète finance depuis plusieurs jours, mais le binge-watching n’est pas serein. « Il pourrait avoir des implications pour tout le marché », prévient Andrew Lapthorne. Comment ? Parce que les hausses « explosives » se concentrent sur les 5% d’actions les plus shortées de l’indice Russell 2000 des PME américaines, et que ces actions sont aussi celles des entreprises les plus grosses de l’indice. « Il convient de rappeler que le Russell 2000 a une capitalisation boursière de 3.000 milliards de dollars, soit à peu près la taille de l’Euro Stoxx 50 [sur lequel sont cotées les cinquante plus grosses entreprises de la zone euro, parmi lesquelles Total, Airbus ou Volkswagen] ou du FTSE All Part [qui regroupe les six cents plus grosses entreprises de la Bourse de Londres]. » La capitalisation boursière des GameStop et autres entreprises les plus shortées est « substantielle ».
Que ce passera-t-il quand elles chuteront ? Parce qu’elles chuteront. Mais ce qui inquiète plus particulièrement l’analyste de chez Société Générale, c’est qu’« il y a aujourd’hui plus que jamais » chez les professionnels de l’argent placé dans des fonds qui répliquent les performances des grosses positions vendeuses car, à cause de la pandémie de Covid-19, « il y a de nombreuses entreprises autrefois solides qui sont sous pression. » En clair, sans miser directement à la baisse, on fait le pari que ceux qui le font auront raison. Il y a par exemple des ETF qui permettent ce genre de placement. Ils sont utilisés comme des couvertures, des assurances contre la baisse. Que se passera-t-il si ces vendeurs, directs ou indirects, perdent trop d’argent ? Ne seront-ils pas contraints de solder des lignes gagnantes, des lignes sur lesquels ils sont à l’achat, pour éponger les pertes ? L’ETF de Goldman Sachs « Hedge Industry VIP », en chutant de plus de 4% hier, a connu sa pire séance depuis septembre. La communauté de r/wallstreetbets a encore gagné 1 million de membres en 24 heures, pour en compter 4,5 millions ce jeudi, deux fois plus que mardi. Les modérateurs sont submergés. En fin de journée hier, le forum a brièvement été inaccessible.
Les traders en herbe sont maintenant sous la surveillance de la SEC, le gendarme américain de la Bourse. Le Securities Exchange Act de 1934 interdit les actions de concert. Robinhood ainsi qu’un autre courtier, Interactive Brokers, viennent de décider de bloquer pour le premier et restreinre pour le second les achats d’actions GameStop (-50% cet après-midi), AMC (-58%) et de toutes les autres entreprises chouchoutes des forumeurs qui, pour certains, ont utilisé les chèques d’aide envoyés par l’Etat fédéral pour spéculer. En mai, la société Envestnet Yodlee, spécialisée dans l’aggrégation de données, constatait que les passages d’ordres avaient fortement augmenté dans les jours qui avaient suivi la réception du premier chèque du gouvernement.
In light of current market volatility, we are restricting transactions for certain securities to position closing only, including $ AMC and $ GME. Read more here.https://t.co/CdJMjGAeFH
— Robinhood (@RobinhoodApp) January 28, 2021
Interactive Brokers has put AMC, BB, EXPR, GME, and KOSS option trading into liquidation only due to the extraordinary volatility in the markets. In addition, long stock positions will require 100% margin and short stock positions will require 300% margin until further notice.
— Interactive Brokers (@IBKR) January 28, 2021