Boucler le budget 2017, le défi kafkaïen des armées

Quand on se plonge dans les méandres du budget des armées, mieux vaut avoir l’esprit frais et une bonne dose de café en réserve. C’est encore pire quand une coupe inattendue – 850 millions d’euros sur le budget équipements 2017- et une hausse annoncée – 1,8 milliard d’euros supplémentaires annoncés pour 2018 par Emmanuel Macron, s’invitent dans une équation déjà complexe, dans le contexte ultra-tendu de la démission du chef d’état-major Pierre de Villiers. Entre gels de crédits,  » surgels « , réserve de précaution et autres reports de charges, les argentiers du ministère des armées vont passer leur été à jongler avec des chiffres d’une complexité inouïe pour boucler leur budget.

Résumons à gros traits ce numéro d’équilibrisme quasi-kafkaïen. Bercy a annoncé début juin au ministère des armées un gel de 2,7 milliards d’euros sur ses crédits budgétaires 2017. Cette pratique, étonnante pour le néophyte mais traditionnelle au ministère du Budget, est censée assurer la bonne gestion des deniers publics. Les 2,7 milliards d’euros intègrent à la fois une réserve de précaution, imposée à tous les ministères, un gel de crédits, et un « surgel », innovation sémantique qui fera le bonheur des puristes, et qui correspond en fait à un gel supplémentaire. Ces gels de crédits engendrent chaque année une lutte au couteau entre l’hôtel de Brienne, qui veut débloquer les fonds au plus vite, et Bercy, qui veut les dégeler le plus tard possible. Ou, mieux, carrément les annuler.

Coupe dans le financement de l’Occar

Le ministère des armées sait déjà qu’il devra s’asseoir sur une partie de cette somme. Au sein de ces 2,7 milliards gelés en 2017, 850 millions d’euros de crédits ont été annulés par Bercy dans le cadre du plan d’économies de 4,5 milliards d’euros destiné à remettre la France dans les clous des 3% de déficit maastrichtiens. Pourquoi 850 millions ? La somme correspond au coût des opérations extérieures (OPEX) qui n’est pas budgété dans la loi de finances initiale (LFI). La LFI prévoit 450 millions de financement pour les OPEX, alors que celles-ci devraient coûter 1,3 milliard d’euros. Bercy veut faire payer la différence, soit 850 millions, par les armées. Une entorse majeure à la loi de programmation militaire (LPM) 2014-2019, qui prévoit dans son article 4 que les surcoûts OPEX sont financés par la solidarité interministérielle, mais une entorse que l’Elysée a validé sans broncher.

Le premier défi de la ministre des armées Florence Parly va donc être de gérer au mieux cette coupe de 850 millions d’euros. Comme il est inconcevable de jouer sur les soldes et les primes des militaires, ces annulations de crédits concernent le programme 146 du Budget, dédié à l’équipement des forces. Il faut donc trouver dans quels programmes couper, pour minimiser l’effet sur les troupes. La Direction générale de l’armement et l’Etat-major des armées travaillent sur plusieurs axes, indique-t-on au ministère des armées. Un, réduire les versements aux organisations internationales de gestion de programmes d’armement, comme l’Occar (organisme conjoint de coopération en matière d’armement), qui gère notamment les programmes d’avion de transport militaire A400M, de l’hélicoptère d’attaque Tigre, des frégates FREMM et du programme spatial Musis. Deux, gratter quelques économies sur les programmes gérés par la DGA. Ces deux premiers points devraient permettre d’atteindre la moitié de l’objectif, soit 400 à 450 millions d’euros, espère-t-on à Brienne.

Explosion des impayés

L’autre moitié serait obtenue en renégociant certaines tranches additionnelles de contrats avec les industriels, et en décalant des commandes et des livraisons d’équipements. Lesquels ? Mystère : le ministère des armées assure juste vouloir épargner, dans la mesure du possible, les forces terrestres déployées en OPEX. Le programme Scorpion de renouvellement des blindés de l’armée de terre pourrait ainsi passer entre les gouttes.

Un autre levier, commode mais peu louable budgétairement, sera de laisser filer le report de charges de la Défense, en clair le montant des factures impayées en fin d’année. Ce report de charge atteignait déjà 3,1 milliards d’euros fin 2016. Selon le ministère, il devrait augmenter de 400 millions d’euros, approchant ainsi les 3,5 milliards d’euros à fin 2017. Il approcherait ainsi la ligne rouge, estimée à 3,8 milliards par les argentiers de Brienne. Concrètement, cette solution, basée sur le hors bilan, revient à faire peser les dettes de la défense sur la trésorerie des industriels. Pas vraiment opportun au moment où Emmanuel Macron leur a demandé de se taire sur le budget de défense.

Course au dégel de crédits

Cette chasse aux 850 millions est loin d’être le seul défi de la ministre des Armées. Florence Parly et ses équipes doivent aussi monter au front pour obtenir le dégel des 1,9 milliard d’euros toujours bloqués par Bercy (2,7 milliards, moins les 850 millions gelés). Le ministère espère obtenir le déblocage de la moitié de cette somme ces prochains jours, et l’autre moitié d’ici à la fin de l’année. Emmanuel Macron a répété lors de sa visite sur la base aérienne d’Istres que le budget 2017 serait respecté à la lettre. En clair, zéro gel non levé. Il sera intéressant de vérifier si cet engagement est bien arrivé aux oreilles de Bercy.

Dans ce flot d’incertitudes, il y a quand même quelques bonnes nouvelles. Si le programme 146 (équipements) est bien amputé de 850 millions d’euros, le programme 178 (préparation et emploi des forces) a, lui, été abondé de 643 millions d’euros par un décret d’avance, pour financer une partie du surcoût OPEX. Avec les 450 millions provisionnés en loi de finances initiale, les OPEX seront donc financées à hauteur de 1,09 milliard d’euros. Il reste 200 millions d’euros à trouver pour arriver aux 1,3 milliards d’euros, estimation des coûts OPEX sur l’année 2017.

2018 : une hausse et des points d’interrogation

Et pour l’année 2018, Emmanuel Macron a promis un effort substantiel, avec un budget porté à 34,2 milliards d’euros (+150 millions de recettes exceptionnelles, ou REX), contre 32,4 milliards (+250 millions d’euros de REX) en 2017. La seule hausse de tous les ministères, ont assuré en chœur le chef de l’Etat, en déplacement à Istres, et le premier ministre Edouard Philippe, lors des questions au gouvernement au Sénat. Le ministère des armées souligne que cette hausse (+1,8 milliard d’euros) est trois fois supérieure à celle effectuée sur le budget 2017 (600 millions). Dans le détail, ces 34,2 milliards d’euros intègrent les 31,8 milliards prévus par la LPM actualisée, 1,2 milliards d’euros destinés à financer les derniers arbitrages de François Hollande en conseil de défense fin 2015 suite aux attentats, et 200 millions d’effort supplémentaire pour la protection des forces.

Mais même en hausse, le budget 2018 recèle son lot d’incertitudes. Si la provision OPEX en loi de finances initiales est portée de 450 à 650 millions d’euros, elle sera encore très probablement largement inférieure au coût final des opérations. Il n’y a, à ce jour, aucune garantie que la différence ne soit pas, à nouveau, payée par le ministère des armées, au mépris de la LPM, ce qui ne manquerait pas de créer un nouveau psychodrame. D’autre part, ces 200 millions, fléchés vers les OPEX, seront autant de moyens en moins pour le reste des programmes du ministère (équipements, entraînement…). Enfin, un autre risque avéré est que Bercy continue d’imposer des gels et surgels successifs, ce dont il ne devrait pas se priver, et qui menacerait d’autant la hausse de crédits annoncée.

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