La vérité sur… les chinoiseries de Sandro et Maje

Dirigeant expérimenté, ancien patron de Louis Vuitton aux Etats-Unis et de Ralph Lauren International, Daniel Lalonde sait surtout que la partie est pliée.

Fin 2021, le chinois Shandong Ruyi, principal actionnaire de Sandro et Maje, doit rembourser un prêt de 250 millions d’euros d’obligations échangeables en actions SMCP. Son holding luxembourgeois European Top-Soho ne peut pas payer. En octobre, les fonds créanciers BlackRock, Anchorage, Carlyle, Boussard & Gavaudan obtiennent donc 29% du capital de l’entreprise cotée. Il ne leur reste qu’à convoquer une assemblée générale pour débarquer les administrateurs de Shandong Ruyi. Ce sera fait le 14 janvier.

Le président du groupe, Yafu Qiu, a bien tenté d’ultimes manœuvres pour retarder la chute. Comme ce transfert hallucinant de 16% du capital sur un compte détenu par sa fille aux îles Vierges britanniques, avec l’appui de BNP Paribas Securities. “Il a été révoqué lors d’une assemblée générale qui a duré moins d’une heure sans même s’adresser aux actionnaires”, s’étonne Bénédicte Hautefort, de l’Hebdo des AG. Lors d’un huis clos pesant, le magnat qui rêvait de créer le LVMH chinois est passé à la trappe devant un parterre d’avocats d’affaires et de banquiers conseils.

Encouragements de Pékin

C’était pourtant la plus belle pépite, et sans doute la dernière, d’un empire qu’il a créé à coups d’acquisitions en moins de dix ans. Shandong Ruyi se présente comme un leader du textile en Chine avec une vingtaine d’usines dans le pays. Privatisé en 2001, le groupe reste contrôlé par des fonds publics et le Parti communiste. Yafu Qiu, lui-même, a été député à l’Assemblée nationale populaire. En une décennie, l’outil de production a été extraordinairement modernisé par sa fidèle directrice Weiying Sun. Son modèle intégré des champs de coton aux ateliers de peignage, de la filature à l’ennoblissement de la laine, a montré son efficacité. Ses tissus bon marché inondent les rayons, comme ces costumes d’écoliers anglais vendus par Marks & Spencer. L’année de son élection, le président Xi Jinping est même venu en personne au siège de l’entreprise, à Jining, la ville de Confucius, pour saluer cette réussite.

Encouragé par le gouvernement, Shandong Ruyi part à la conquête du monde dès 2010. Dans son vestiaire, il collectionne les vêtements chics: les trench-coats anglais d’Aquascutum, celui d’Humphrey Bogart dans Casablanca, le tailleur Gieves & Hawkes, fournisseur de la cour royale anglaise depuis 250 ans, la maison de mode italienne Cerruti 1881 et l’allemand Peine Gruppe. Il possède aussi le spécialiste écossais du tweed Carloway Mill et la marque de tissu extensible Lycra, achetée 2,6 milliards de dollars et a des vues sur le spécialiste des pulls en cachemire Franck Namani et le chausseur suisse Bally, en pleine renaissance. “Yafu Qiu considérait que les dirigeants chinois appréciaient leurs chaussures et qu’il n’aurait donc pas de mal à se financer”, explique le consultant franco-chinois Francis Srun, qui a été son conseiller.

Contrôle de toute la chaîne

Le joyau pour parfaire la couronne s’appelle SMCP. Ses deux marques phares, Sandro et Maje, incarnent la Parisienne élégante et libre. Leurs chemisiers en soie, pantalons fluides et vestes oversized font fureur auprès des working girls du monde entier. Les ventes s’envolent, des boutiques ouvrent partout: Londres, Madrid, Berlin, Rome, Moscou, Séoul, Hong-kong, Dubai…

En 2016, le fonds américain KKR, qui l’a rachetée trois ans plus tôt, veut coter l’entreprise, quand Shandong Ruyi met 1,3 milliard d’euros sur la table pour s’en emparer. Un an plus tard, une partie du capital est mise en Bourse; la valorisation frôle 2 milliards. Insatiable, son président, qui se fait appeler “Chair-man Qiu”, est sur tous les coups.

“S’il y a d’autres bonnes marques, nous sommes intéressés”, lance-t-il à un cénacle médusé lors d’une conférence sur le luxe organisée par The New York Times fin 2018. Un an plus tôt, Deloitte a intégré l’industriel chinois dans son Top-100 des plus grands groupes mondiaux du secteur. Yafu Qiu veut créer une multinationale qui contrôle toute la chaîne du textile. En Australie, il exploite une ferme de 93.000 hectares, Cubbie Station, le plus gros producteur de coton de l’hémisphère Sud. Aux Etats-Unis, le tycoon annonce en présence du gouverneur de l’Arkansas la création de 800 emplois dans une usine à l’abandon reconvertie en manufacture de tissus. Un investissement de 410 millions de dollars. Mais un jour, les équipes de Shandong Ruyi partiront en Chine pour ne jamais revenir.

Fonds siphonnés

Pour se refinancer, le conglomérat criblé de dettes prélève sa dîme. Les fournisseurs attendent pour être payés. Même les consultants du BCG, appelés à la rescousse. Les branches s’enchevêtrent. Renown, la filiale japonaise de Shandong Ruyi, rachète la licence Aquascutum 50 millions de dollars. Mais l’argent disparaît. A l’israélien Bagir, il promet des métiers à tisser contre des parts du capital. Les machines ne viendront jamais. Et toutes ces entreprises feront faillite. “Les Chinois, surtout les industriels, ont du mal à comprendre la valeur immatérielle des marques et comment les faire croître, remarque Francis Srun. Ils pensent que les synergies et la croissance suffiront à assurer le succès.” Quant à l’argent emprunté par European TopSoho, le holding luxembourgeois, il a été siphonné. “Dès 2018, 276 millions d’euros ont été distribués à la maison mère”, pointe Fabrice Rémon, fondateur de Gouvernance en action, qui regrette que les fonds prêteurs n’aient pas été plus regardants.

Sans dévier de sa feuille de route, SMCP a repris le chemin de la croissance grâce à deux prêts garantis par l’Etat de 193 millions d’euros. Et son chiffre d’affaires devrait atteindre 1 milliard d’euros pour 2021. “La période Shandong Ruyi a été très faste pour le groupe, insiste Isabelle Guichot. On est passé de 60 à 200 boutiques en Chine continentale.”

Il a fallu la crise sanitaire pour stopper la fuite en avant de Yafu Qiu. Depuis quelques mois, Weiying Sun ne répond plus au téléphone ni aux courriels. “La mode et le luxe ne sont plus prioritaires pour Xi Jinping, qui mise sur l’IA, les semi-conducteurs, l’informatique quantique et la voiture électrique”, souligne aussi Emmanuel Gros, de la banque d’affaires B&A à Shanghai. La bulle immobilière s’est dégonflée et les villes ont fermé leur robinet à crédit. En juin 2020, Jining City Urban Construction Investment a renoncé à injecter 550 millions de dollars dans Shandong Ruyi, contre 26% du capital. A Paris, Daniel Lalonde pouvait commencer à penser à sa nouvelle vie.

DE MAIN EN MAIN

1984 Création de Sandro par Evelyne Chétrite.

1998 Création de Maje par Judith Milgrom.

2008 Le groupe ouvre son 100e magasin.

2010 L Capital et Florac acquièrent 50%.

2013 KKR prend 70,2% du capital.

2016 Shandong Ruyi rachète 85,7%.

2017 33% du capital placé en Bourse.

2021 1.600 magasins dans 43 pays.

2022 Shandong Ruyi perd le contrôle.