L’ONG Sherpa, partie civile dans l’enquête pour financement du terrorisme qui vise Lafarge, accuse le cimentier de ne pas collaborer avec les enquêteurs et demande au parquet de diligenter une enquête “pour entrave à l’exercice de la justice”, a indiqué mardi 12 décembre l’association.
Lafarge, mis en cause pour avoir transmis de l’argent et acheté du pétrole à des groupes djihadistes, dont l’État islamique, pour continuer à faire tourner sa cimenterie en Syrie, “ment quand il affirme pleinement collaborer avec les enquêteurs”, a dénoncé lors d’une conférence de presse, Marie Dosé, avocate de l’ONG qui représente onze anciens employés syriens de l’usine. Avant la perquisition menée au siège du groupe à Paris, les 14 et 15 novembre, “les ordinateurs ont été passés à l’eau de javel pour empêcher la justice de travailler”, a-t-elle accusé.
Les juges d’instruction, qui pilotent cette enquête depuis juin, semblent dresser le même constat : “Des éléments essentiels ne se trouvaient plus au siège lorsque la perquisition a été effectuée”, ont-ils récemment relevé, d’après une source proche du dossier. “L’intégralité de la comptabilité susceptible d’impliquer la personne morale n’a pas été davantage transmise”, ont-ils ajouté.
Par ailleurs, deux mis en examen ont fait état de “propositions d’accord du groupe pour soit acheter leur silence, soit devancer les interrogations qui pourraient leur être soumises”, selon Sherpa, qui y voit une “entrave à l’exercice de la justice”.
“Nous contestons fermement que la société ait cherché à restreindre de quelque manière que ce soit le droit de ses employés ou ex-employés de se défendre dans une procédure judiciaire”, a déclaré à l’AFP le cimentier qui a fusionné avec le Suisse Holcim en 2015.
“Des milliers de pièces ont été remises aux juges par le groupe ou saisies à l’occasion de la perquisition”, a-t-on ajouté.
“Frilosité des autorités”
L’avocat William Bourdon, président de l’ONG, s’interroge quant à lui sur la “frilosité, la complaisance, voire la complicité” des autorités françaises.
Des cadres et responsables du cimentier français, qui a fusionné avec le Suisse Holcim en 2015, ont relaté aux enquêteurs que la décision de se maintenir en Syrie avait reçu l’aval du quai d’Orsay.
Entendu par les enquêteurs, Eric Chevallier, ex-ambassadeur de France pour la Syrie, a démenti avoir rencontré les dirigeants de Lafarge après la fermeture de l’ambassade en 2012. “Leur demander ou les inciter à rester était contraire aux consignes, je ne leur aurais jamais dit ça”, a-t-il assuré, d’après la source proche du dossier.
“Il y en a manifestement un de nous deux qui ment”, a rétorqué Christian Herrault, ex-directeur général adjoint du cimentier.
Par ailleurs, dès septembre 2014, peu de temps avant que l’EI prenne le contrôle du site, plusieurs télégrammes diplomatiques à destination de la direction générale du Trésor faisaient état de la situation de Lafarge en Syrie. Or “il a fallu attendre un article dans Le Monde près de deux ans plus tard pour qu’une enquête soit ouverte”, a déploré Marie Dosé.
“Qui nous dit qu’entre-temps, une partie de l’argent versé à l’EI n’a pas servi à financer un attentat en France?”, a-t-elle ajouté.
Six cadres et responsables du cimentier ont été mis en examen en décembre pour “mise en danger de la vie d’autrui” et “financement d’une entreprise terroriste”, dont l’ex-PDG de Lafarge, Bruno Lafont, et l’ex-directeur général de LafargeHolcim, Éric Olsen, une première pour de grands patrons en France.
De juillet 2012 à septembre 2014, la filiale syrienne (Lafarge Cement Syria, LCS) a versé environ 5,6 millions de dollars à diverses factions armées via l’intermédiaire Firas Tlass, dont plus de 500.000 dollars à l’organisation d’Abou Bakr al-Baghdadi, d’après un rapport rédigé à la demande de Lafarge par le cabinet américain Baker McKenzie.
Au total, 12,946 millions de dollars auraient été versés entre 2011 et 2015 par Lafarge à l’ensemble des factions armées (taxes pour assurer le passage des employés, achat de matières premières dont du pétrole…), d’après un rapport du cabinet d’expertise comptable PricewaterhouseCoopers (PWC), également missionné en interne et dont l’AFP a eu connaissance.
(avec AFP)