L’entreprise familiale espagnole Puig, géant des parfums et de la mode, se prépare à franchir une étape décisive en ouvrant son capital au grand public. Après un siècle d’existence jalonnée de hauts et de bas, le groupe vise désormais à renforcer significativement sa position face aux poids lourds mondiaux du secteur, tout en assurant sa pérennité au-delà de la troisième génération dirigeante.
Fondée en 1914 à Barcelone par Antonio Puig, cette société aujourd’hui centenaire a connu une trajectoire tumultueuse, passant d’une modeste entreprise d’import-export à un acteur incontournable du marché des parfums et des cosmétiques de luxe. Son riche portefeuille réunit désormais 17 marques prestigieuses telles que Paco Rabanne, Jean Paul Gaultier, Carolina Herrera, mais aussi la griffe suédoise Byredo, récemment acquise.
Malgré ce patrimoine de marques emblématiques, Puig fait face à une concurrence féroce de la part des géants multinationaux du luxe comme LVMH, Kering et Richemont. Ces derniers investissent massivement dans le créneau très lucratif des parfums haut de gamme, terrain de jeu historique de Puig. Pour relever ce défi de taille et poursuivre sa trajectoire de croissance, l’entreprise catalane a élaboré un plan d’envergure : une introduction en bourse qui pourrait lui permettre de lever jusqu’à 2,6 milliards d’euros.
Cette opération financière d’ampleur, qui devrait être la plus importante introduction en bourse européenne de l’année 2023, vise non seulement à refinancer les récentes acquisitions stratégiques de Puig, mais aussi à financer le développement de ses marques existantes et à faciliter de nouvelles transactions majeures. Avec une valorisation estimée entre 11 et 15 fois ses bénéfices, inférieure à celle de ses concurrents établis comme L’Oréal et Estée Lauder, Puig attire déjà l’intérêt des investisseurs avisés, séduits par son potentiel de croissance dans le segment très convoité du luxe abordable.
Cette introduction en bourse hautement symbolique revêt une signification particulière pour l’entreprise familiale vieillissante. Seuls deux membres de la famille Puig, Marc et Manuel, âgés tous deux d’une soixantaine d’années, travaillent actuellement au sein du groupe. La prochaine génération d’héritiers n’étant pas impliquée dans la gestion quotidienne, cette ouverture du capital constitue une solution idéale pour assurer une transition en douceur et éviter les conflits potentiels liés à la multiplication des ayants droit.
En effet, la troisième génération de la famille compte à elle seule 14 héritiers, illustrant parfaitement le défi auquel font face les entreprises familiales prospères : préserver l’unité et l’esprit d’entreprise tout en professionnalisant la gouvernance. Dans ce contexte, l’introduction en bourse apparaît comme un outil précieux, offrant une structure plus rigide et une responsabilité accrue envers les marchés financiers et les actionnaires extérieurs.
Cette décision stratégique de Puig s’inscrit dans une tendance observée chez d’autres entreprises familiales de renom, qui cherchent à se professionnaliser tout en mettant en place des garde-fous pour éviter les conflits liés à la dispersion des parts au fil des générations. Comme l’explique Jennifer Pendergast, professeure spécialisée dans l’étude des entreprises familiales à la Kellogg School of Management de Northwestern University, “il est assez courant que les familles décident de ne plus avoir de membres impliqués dans la gestion quotidienne afin d’éviter les tensions et les conflits potentiels au sein de la famille lorsque le nombre d’héritiers s’accroît.”
Bien avant d’annoncer son projet d’introduction en bourse, Puig avait déjà entamé des changements en profondeur dans cette direction. Au cours des dernières années, le conseil d’administration s’est considérablement renforcé et professionnalisé, ne comptant plus que deux membres de la famille sur treize administrateurs. La famille Puig aspire désormais à endosser un rôle de “bons propriétaires”, laissant la gestion opérationnelle aux mains de dirigeants externes dûment sélectionnés.
Ce virage stratégique marque une rupture significative avec les débuts de l’entreprise, où les quatre fils du fondateur Antonio Puig prenaient l’ensemble des décisions stratégiques lors de déjeuners familiaux ou de séjours dans leur résidence secondaire de Vilassar de Dalt, à l’extérieur de Barcelone. À cette époque, l’entreprise était gérée comme une véritable affaire de famille. Aujourd’hui, après avoir redressé l’entreprise dans les années 2000 grâce à une restructuration majeure, Marc et Manuel Puig se préparent à transmettre le flambeau à une nouvelle génération de dirigeants professionnels, extérieurs au cercle familial.
Grâce à cette très attendue introduction en bourse, Puig espère non seulement consolider durablement sa position sur le marché très concurrentiel du luxe abordable, mais aussi assurer la pérennité de son empire familial centenaire au-delà de la troisième génération. En ouvrant une partie de son capital aux investisseurs institutionnels et particuliers, le groupe catalan s’offre les ressources financières indispensables pour poursuivre sa stratégie de croissance ambitieuse, portée notamment par une politique d’acquisitions ciblées.
Depuis sa restructuration au tournant des années 2000, Puig a en effet considérablement renforcé son portefeuille de marques à travers une série d’acquisitions d’envergure, représentant un investissement total de 2,5 milliards d’euros. Cette stratégie de développement par croissance externe a permis au groupe d’intégrer des labels aussi prestigieux que la griffe suédoise Byredo, la marque de cosmétiques britannique Charlotte Tilbury, ou encore le créateur de mode belge Dries Van Noten, l’une des dernières signatures indépendantes du secteur du luxe en Europe.
Malgré ces récents efforts d’expansion, Puig demeure confronté à une concurrence de plus en plus rude de la part des mastodontes du luxe mondial. Ces derniers, à l’instar de LVMH, Kering et Richemont, ont en effet identifié le segment des parfums et des cosmétiques haut de gamme comme un important relais de croissance et de rentabilité. Ils investissent en conséquence massivement dans ce créneau, menaçant directement le terrain de jeu historique de Puig.
Comme le souligne Andrea Ferdinando Leggieri, analyste chez Bloomberg Intelligence, “Puig évolue sur un marché où la taille est un facteur déterminant. Mais plus les grandes marques réalisent des acquisitions, plus il devient difficile pour Puig de rattraper son retard. C’est donc le moment idéal pour l’entreprise de se renforcer, sous peine de rester à la traîne.”
L’an dernier, le groupe Kering a ainsi déboursé la somme faramineuse de 3,5 milliards d’euros pour s’offrir la marque de parfums de niche Creed, dans le cadre de sa stratégie de développement d’une division beauté et parfums dirigée par un ancien cadre d’Estée Lauder. De son côté, L’Oréal a également engagé des discussions en vue d’acquérir une participation minoritaire dans la maison de parfums de luxe omanaise Amouage, selon des informations révélées par Bloomberg le 4 avril dernier.
“LVMH, Kering, Richemont ont compris ces dernières années que les principales catégories porteuses en termes de croissance des profits sont réellement la joaillerie, l’horlogerie, la maroquinerie et les produits de beauté”, analyse Linda Levy, présidente de la Fragrance Foundation, un organisme professionnel américain dédié à l’industrie du parfum. “Ces segments particuliers étaient auparavant gérés en silos au sein des groupes. Mais on observe aujourd’hui un mouvement visant à accroître l’efficacité opérationnelle en unifiant ces activités. Ce sera un tournant intéressant pour notre secteur.”
Face à cette offensive tous azimuts des poids lourds du luxe, Puig peut néanmoins compter sur un atout de taille selon Ann Gottlieb, une “nose” (nez) new-yorkaise réputée qui a travaillé en étroite collaboration avec le groupe catalan. “Puig a toujours été, à la base, une entreprise véritablement orientée vers les parfums. C’est son cœur de métier historique, contrairement à la majorité de ses concurrents pour qui les fragrances ne représentent qu’une activité complémentaire au sein d’un ensemble plus vaste.”
Et pour assurer son succès futur face à cette concurrence décuplée, le recours aux marchés financiers s’imposait comme la solution idéale pour Puig, estime Jennifer Pendergast de Northwestern. “Pour une entreprise familiale, financer sa croissance par acquisitions successives et investir massivement dans le marketing et la promotion de ses marques représente un défi de taille en l’absence d’apports en capitaux extérieurs. Avec cette introduction en bourse, Puig parvient à combiner le meilleur des deux mondes : conserver le contrôle de la nomination des administrateurs et du CEO, tout en levant les fonds indispensables à son développement.”
En franchissant cette étape cruciale de l’ouverture de son capital, l’empire familial des parfums et des cosmétiques de luxe abordables fondé il y a 110 ans à Barcelone marque un tournant décisif. Disposant désormais des ressources financières nécessaires pour accompagner ses ambitions, Puig sera en mesure de poursuivre sa trajectoire de croissance tout en préservant son patrimoine et son identité sur le long terme. Un défi de taille pour cette entreprise centenaire qui, forte de son ancrage séculaire, entend bien continuer à faire sentir bon le luxe à la française.