La dynamique des investissements dans les actifs tangibles et intangibles a évolué de manière significative au cours des dernières décennies, modifiant la manière dont les entreprises gèrent leurs bilans et l’impact potentiel de l’inflation sur la valeur de leurs actifs. Les actifs tangibles, tels que l’immobilier, les équipements industriels et les ressources naturelles, ont longtemps constitué la pierre angulaire des économies. Cependant, un changement marquant s’est produit au fil du temps avec la montée en puissance des actifs intangibles, notamment les brevets, les marques, le logiciel, les bases de données et les investissements en recherche et développement.
Le Royaume-Uni illustre cette tendance, avec un investissement dans les actifs intangibles dépassant désormais les 200 milliards de livres sterling annuellement, soit un cinquième de plus que l’investissement dans les actifs tangibles. Cette répartition s’est fortement modifiée depuis les années 1970, une époque où la majorité des actifs des entreprises étaient constitués de biens physiques. Par exemple, en 1975, plus de 85 % des actifs des entreprises américaines étaient des éléments tangibles tels que des usines, des équipements de transport et des stocks. Aujourd’hui, cependant, près de 90 % des bilans des entreprises du S&P 500 sont constitués d’actifs intangibles. Cette évolution s’est produite parallèlement à une baisse de l’inflation, qui est restée relativement modeste pendant plusieurs décennies. Mais que se passe-t-il lorsque l’inflation connaît une hausse substantielle ? Les investisseurs et les gestionnaires d’entreprises pourraient bientôt être confrontés à une question délicate : l’inflation élevée et les actifs intangibles peuvent-ils coexister sans perturber les évaluations financières ?
En théorie, l’inflation ne devrait pas affecter la valeur des actifs tangibles ou intangibles. Toutefois, la réalité est bien plus complexe. Les actifs intangibles, par définition, sont difficiles à évaluer. Contrairement aux actifs tangibles qui ont des prix de marché relativement clairs, les actifs incorporels n’ont pas de valeur de transaction évidente. Par exemple, il est difficile de déterminer précisément la valeur future d’un brevet ou d’une marque, et les entreprises doivent souvent faire appel à des experts-comptables pour évaluer ces actifs. Cette évaluation devient encore plus complexe lorsque l’inflation est élevée et volatile, car elle complique la prévision des flux de trésorerie futurs, éléments essentiels pour la valorisation des actifs intangibles.
Les fusions et acquisitions mondiales ont atteint des volumes proches de 4 trillions de dollars l’année dernière, une tendance qui soulève des inquiétudes concernant la valorisation des entreprises et des actifs intangibles. Les entreprises pourraient, en période d’inflation élevée, avoir tendance à surévaluer leurs propres actifs incorporels ou ceux qu’elles acquièrent. Cette surévaluation peut se produire de deux manières principales : soit les bénéfices futurs sont surestimés, soit les valeurs historiques des actifs sont gonflées, voire les deux. Cette incertitude peut également compliquer l’analyse financière des entreprises, en particulier lorsque des questions demeurent sur la manière dont certains actifs devraient être traités sur le plan comptable. Par exemple, une question récurrente dans le domaine est de savoir si un département de recherche et développement doit être considéré comme un actif amortissable, comme un équipement, ou comme une dépense qui devrait être immédiatement inscrite en compte de résultat.
Un autre problème majeur lié aux actifs intangibles est la manière dont les « actifs intangibles générés en interne », tels que les bases de données clients ou les marques commerciales, sont traités dans les bilans. Ces actifs ne sont souvent pas reconnus dans les états financiers, à moins que l’entreprise ne soit acquise. À ce moment-là, ils apparaissent souvent sous la forme de fonds commercial ou survaleur « goodwill » dans le bilan de l’acheteur, ce qui peut entraîner une accumulation de goodwill au fil des transactions. Parfois, ce goodwill peut se transformer en une mauvaise survaleur « badwill », un actif qui, bien qu’il soit inscrit à une valeur constante sur le bilan, ne reflète pas réellement la réalité économique de l’entreprise. L’impact de cette valorisation fixe est que, pendant que les revenus et les bénéfices augmentent avec l’inflation, la valeur des actifs incorporels qui génèrent ces profits reste inchangée, ce qui gonfle artificiellement les rendements de l’entreprise.
Une autre question pertinente pour les investisseurs est de savoir si les actifs intangibles peuvent servir de couverture efficace contre l’inflation. Les détenteurs d’actifs générateurs de revenus, tels que des brevets ou des droits d’auteur, peuvent voir la valeur de leurs actifs se maintenir au fil du temps, mais l’efficacité de ces actifs comme protection contre l’inflation dépend de leur nature et de la situation économique dans leur pays d’origine. En période d’hyperinflation, les actifs intangibles peuvent perdre une grande partie de leur attrait. Par exemple, une entreprise ayant une usine et un terrain pourrait offrir une sécurité bien plus grande dans un environnement inflationniste extrême qu’une entreprise principalement constituée d’un département de recherche et développement ou d’une marque.
Les marques, souvent considérées comme des actifs intangibles précieux, peuvent également voir leur utilité diminuer dans certains contextes. Bien que la fidélité à la marque puisse renforcer sa valeur dans des périodes d’inflation modérée, des recherches académiques ont démontré que les consommateurs, dans des environnements d’inflation élevée, sont souvent plus enclins à se tourner vers des alternatives moins chères. En revanche, dans des situations d’hyperinflation, la stabilité d’un actif tangible comme un bien immobilier ou une usine pourrait être préférée à l’incertitude des actifs intangibles.
Ce climat incertain pose de nombreuses questions pour les investisseurs et les gestionnaires d’entreprises, qui devront réévaluer la manière dont ils perçoivent la valeur des actifs intangibles dans un environnement économique marqué par l’inflation.